Au Sahel, le dérèglement climatique a bon dos

Publié le par Tamounte

Nombre de bailleurs et de chefs d’État l’affirment comme une évidence : pour mettre fin au « terrorisme » dans la bande saharo-sahélienne, il faut lutter contre le réchauffement climatique. Ce lien, rabâché depuis plusieurs années, est pourtant nuancé par de nombreuses études. Il permet en réalité de dépolitiser les causes des conflits et de minimiser la responsabilité des dirigeants.

Rémi Carayol 

 

C’était il y a neuf mois, le 16 février 2021. Depuis l’Élysée, Emmanuel Macron participe en distanciel au sommet du G5 Sahel, qui réunit à N’Djamena les chefs des États concernés par la « lutte anti-terroriste » menée par la France depuis plus de sept ans. Face à la caméra, le président français livre sa recette pour venir à bout des insurrections djihadistes au Sahel. Durant près de huit minutes, il n’est question que de bataillons, de renforts militaires, de décapitation de l’ennemi… Et puis, au milieu de ces considérations martiales, Macron évoque un seul et unique projet de développement, « essentiel pour toute la région » selon lui : la « Grande Muraille verte ».

Ce projet, mis en œuvre à partir de 2005, consiste à dresser un rideau de verdure d’ouest en est du continent, du Sénégal à Djibouti, sur près de 8.000 kilomètres, dans le but de freiner l’avancée du désert. À vrai dire, la « Grande Muraille verte » reste pour l’heure un beau projet… sur le papier : selon un rapport d’évaluation publié en septembre 2020 par la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification, en quinze ans, 4 millions d’hectares ont été aménagés - on est très loin des 100 millions visés d’ici 2030, en dépit de la mobilisation des bailleurs de fonds qui ont d’ores et déjà décaissé 870 millions de dollars pour ce projet1. Cette « muraille » laisse circonspects nombre de spécialistes de la zone, qui ne voient pas très bien comment elle pourra devenir une réalité, ni même si elle aura un quelconque impact.

Qu’à cela ne tienne : pour les décideurs politiques comme pour les bailleurs de fonds, la ceinture verte est une solution aux crises que connaît la bande saharo-sahélienne aujourd’hui - ils l’ont encore rappelé à l’occasion de la COP 26 qui se déroule en Écosse depuis le 31 octobre. Pour nombre d’entre eux, elle pourrait même contribuer à la pacifier : beaucoup pensent que le climat et le terrorisme sont intimement liés, et qu’en se préoccupant du premier, on finira par étouffer le second. En juillet 2017 à Hambourg, en clôture du sommet du G 20, Macron assénait : « On ne peut pas prétendre lutter efficacement contre le terrorisme si on n’a pas une action résolue contre le réchauffement climatique. Aujourd’hui, le terrorisme, les grands déséquilibres dans notre monde, ce que nous sommes en train de vivre est lié au déséquilibre climatique que notre mode productif international a généré. »

Le président français n’est ni le premier, ni le seul à défendre cette thèse. Luca Raineri, chercheur en relations internationales et spécialiste du Sahel, constate qu’à l’ONU, on a adopté depuis plusieurs années, et « avec enthousiasme », le discours qui explique les conflits et le terrorisme par le changement climatique2. Le 23 février 2021, au cours d’une visio-conférence organisée par le Conseil de sécurité des Nations unies (intitulée « Our last chance to get this right », soit : « Notre dernière chance de bien faire les choses »), le Premier ministre britannique, Boris Johnson, a déclaré que c’est la faim et les conditions météorologiques extrêmes qui poussent certaines communautés « dans les mains des organisations terroristes ». Macron a renchéri en affirmant que les pays en proie à la désertification constituent des « terreaux fertiles » pour les groupes terroristes.

QUAND DES IDÉES DEVIENNENT DES SLOGANS

Le raisonnement est le suivant : l’augmentation des températures au Sahel provoque davantage de sécheresses et d’inondations qui compromettent la production agricole, augmentent la pauvreté et, par conséquent, nourrissent les violences intercommunautaires que les groupes djihadistes s’empressent d’exploiter. C’est une réalité, qui est documentée par de nombreuses études ainsi que par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), selon lequel en Afrique, dans les régions sèches, le changement climatique risque d’accroître les risques de conflits violents. Dans ses derniers travaux, le GIEC évoque un avenir sombre pour la région sahélienne. Mais il n’en conclut pas pour autant que lutter contre le réchauffement climatique permettra d’anéantir la menace djihadiste, et n’établit pas un lien direct entre l’un et l’autre. « L’industrie du développement prend des idées du monde universitaire et n’en garde que des slogans », se désole Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur à la Brussels School of International Studies (et membre du comité de rédaction d’Afrique XXI).

Ce point de vue imprègne les stratégies de l’ONU, mais aussi de l’Union européenne et des principaux bailleurs de fonds. Selon un agent de la Banque mondiale qui, en poste dans un pays sahélien, a requis l’anonymat, « dans les discussions comme dans les différents rapports que l’on produit, tout le monde trouve évident le lien entre changement climatique et conflits armés ». Ceux qui se risquent à le questionner sont aussitôt perçus comme des « climatosceptiques »… Il en est de même au sein de plusieurs organisations non gouvernementales, parmi lesquelles le Comité international de la Croix-Rouge. Ce lien parait si évident que certains observateurs ne s’embarrassent désormais plus de nuances. Comme le magazine Sécurité et défense qui titrait en septembre dernier : « La Grande Muraille verte, barrage au terrorisme sahélien ».

Spécialiste du Mali, Tor A. Benjaminsen souligne que ce « récit » a pris de l’ampleur sous la présidence de Bill Clinton (1993-2001) : « L’accent mis par Al Gore sur les questions environnementales et sa certitude selon laquelle la dégradation de l’environnement est la cause des guerres y jouissaient d’un grand prestige »3. En France, il a été repris quelques années plus tard. Depuis une dizaine d’années, plusieurs études soutiennent cette thèse.

D’UNE PIERRE DEUX COUPS

A la demande du ministère de la Défense, l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) a publié une étude en 2014 sur les « conséquences du dérèglement climatique », dans laquelle trois chercheurs imaginent plusieurs scénarii de situations découlant du changement climatique. L’un d’eux se déroule au Niger en 2029 : alors que les « confortables » revenus du pétrole ne profitent pas aux populations et ont abouti à « un durcissement autoritaire » du régime, et que les groupes djihadistes ont accentué la pression, « le mécontentement populaire gronde » d’autant plus que le changement climatique « a provoqué des sécheresses à répétition » qui ont eu pour conséquence un nouvel « exode rural ». C’est alors qu’un accident se produit dans une mine d’uranium exploitée par une firme française : « Exaspérée, la population se soulève, et demande des comptes au gouvernement […]. Devant la violente répression des manifestations, la contestation se radicalise et voit les djihadistes, qui n’attendaient qu’une occasion de ce type, en prendre en partie le contrôle. [...] Paris n’a ainsi pas d’autre choix que répondre à l’appel du Président Malam Ibrahim Dawira [un nom fictif, NDLRen organisant une opération militaire [...] visant à rétablir l’ordre et la sécurité dans le pays. »4

Les auteurs de cette fiction ne manquent pas d’imagination. Mais à y regarder de près, il semble qu’ils ont fait preuve d’une certaine lucidité qui dessert leur postulat de départ, car dans leur scénario, le dérèglement climatique ne joue en réalité qu’un rôle secondaire : si le Niger sombre, c’est avant tout parce que les richesses du sous-sol ont été captées par une élite prédatrice, provoquant ainsi la colère du peuple ; c’est aussi parce qu’une multinationale étrangère exploitant une mine polluante n’a pas été en mesure d’assurer la sécurité de ses employés et la protection de l’environnement. Dans cette fiction comme dans la réalité, le climat a bon dos.

« L’idée que le terrorisme et le changement climatique sont en quelque sorte liés est séduisante, analyse Luca Raineri. Elle offre aux donateurs internationaux la possibilité de faire d’une pierre deux coups [en s’attaquant tout à la fois à ce qui est présenté comme du terrorisme et au dérèglement climatique, NDLR]. Et elle fournit aux gouvernements locaux un récit qui dépolitise les conflits et minimise leurs propres responsabilités ». Mais, poursuit-il, « ces arguments malthusiens simplistes […] ne résistent pas à un examen empirique. La question de savoir si et comment les ressources naturelles sont associées aux débuts et à la dynamique des conflits, et dans quelle mesure le changement climatique a le potentiel d’exacerber ces tendances, sont des questions qui restent très contestées. »

De fait, de nombreuses études scientifiques remettent en cause cette thèse. Il ne s’agit évidemment pas de discuter la réalité du changement climatique et de ses conséquences, particulièrement dramatiques pour les habitants du Sahel - périodes de sécheresses intenses, inondations records, etc -, mais bien de rappeler que d’autres variables – d’ordre institutionnel, politique, économique, social – jouent elles aussi un rôle important, voire prééminent5« Le fait que l’on s’en préoccupe, c’est en soi une bonne chose, car le réchauffement climatique a des effets réels au Sahel, note Jean-Hervé Jezequel, directeur du projet Sahel au sein du think tank International Crisis Group (ICG). Mais il faut faire attention à ne pas le mettre systématiquement au cœur du récit ».

LE MYTHE DU DESSÈCHEMENT

D’abord parce que cette idée repose sur un postulat non vérifié : celui selon lequel le Sahel serait condamné à un dessèchement inéluctable. Aucune étude ne le démontre. Le GIEC affirme que les modèles disponibles divergent, certains soutenant l’idée d’un assèchement croissant, d’autres prévoyant un accroissement de l’humidité. L’hydrologue Luc Descroix constate qu’il y a effectivement eu un épisode de sécheresse marquée durant la seconde moitié du XXe siècle, pendant 25 à 30 ans, avec un déficit de pluviométrie de 15 à 35 %. Cet épisode a fragilisé les populations les plus vulnérables, notamment les nomades. Mais il est clos depuis le milieu des années 1990. La pluviométrie annuelle a ainsi retrouvé le niveau qui était le sien entre 1900 et 19506.

Une autre idée reçue a la vie dure au Sahel : celle selon laquelle les conflits seraient provoqués par une raréfaction des ressources naturelles, elle-même liée au dérèglement climatique. Dans un rapport publié en avril 2020, ICG démontrait que « la multiplication des conflits dans la région est moins liée à la diminution des ressources disponibles qu’à la transformation des systèmes de production qui génèrent des compétitions mal régulées autour de l’accès aux ressources ». Le think tank émettait même l’hypothèse inverse, selon laquelle ce n’est pas la raréfaction des ressources qui provoque des conflits, mais leur augmentation7« On constate que dans certaines zones, on produit de plus en plus, notamment grâce à l’aménagement de nouveaux espaces. Et paradoxalement, c’est cela qui engendre plus de compétition, et donc des tensions entre les communautés », souligne Jean-Hervé Jezequel.

C’est notamment ce que l’on a pu observer dans la région de Mopti, dans le centre du Mali. Cette zone est aujourd’hui en partie contrôlée par la katiba Macina, liée à Al-Qaida. L’insurrection a pris comme un feu de paille ces sept dernières années, en recrutant parmi les populations locales. Malgré ses méthodes violentes, elle a gagné des sympathisants. Or dans cette région, ICG constate que « les niveaux de production agricole sont en forte augmentation » depuis deux décennies : la production céréalière a triplé en quinze ans, passant de 420.000 tonnes en 2000 à 1,22 million de tonnes en 2016.

« C’EST L’ARBRE QUI CACHE LA FORÊT »

Autre cas d’école : la région du lac Tchad. Ici aussi, l’insurrection menée par Boko Haram au nord-est du Nigeria a très vite gagné du terrain au début des années 2010. Le groupe, dont une faction, l’ISWAP, est désormais liée à l’État islamique, a notamment recruté parmi les populations riveraines du lac. Or contrairement à ce que persistent à croire de nombreux dirigeants politiques, le lac Tchad est aujourd’hui considéré par ses habitants comme une véritable oasis dans le désert - pauvre en infrastructures mais riche en ressources. C’est d’ailleurs son attractivité qui en a fait, au fil des ans, un carrefour commercial et une terre d’immigration. « Le passage au Petit lac [dans les années 1970, NDLRa libéré de vastes superficies exploitables en décrue par l’agriculture et l’élevage, note une étude de l’Agence française de développement (AFD)8Les rives de la cuvette Sud se sont peuplées rapidement en lien avec l’essor de systèmes agricoles très productifs orientés vers les marchés urbains de Maiduguri et de N’Djamena. [Les nouveaux arrivants] ont pu accumuler dans l’agriculture ou la pêche des surplus importants. »9 C’est dans ce contexte plutôt favorable aux cultivateurs et aux éleveurs que s’est ancrée l’insurrection djihadiste.

L’on peut dès lors s’interroger : pourquoi, malgré toutes ces études, le récit du dérèglement climatique comme principal facteur des conflits au Sahel persiste ? Un diplomate français qui préfère rester anonyme, a sa petite idée : « C’est l’arbre qui cache la forêt. En accusant le climat, on minore les autres raisons qui ont poussé les gens à prendre les armes, et qui sont souvent liées à des décisions politiques. »

Parler du réchauffement, cela permet d’éviter d’aborder des questions aussi fâcheuses (tant pour les dirigeants africains que pour les Occidentaux) que le soutien aveugle à l’agriculture extensive ; la libéralisation des marchés agricoles qui a fragilisé les paysans africains ; les programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés aux pays africains par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international dans les années 1980-1990, qui ont dépecé leur administration ; l’accaparement des terres par des sociétés étrangères, favorisé par certains gouvernements dans les années 2000 ; la corruption de fonctionnaires locaux ; les politiques de répressions menées contre les populations nomades depuis les indépendances ; ou encore la guerre menée par l’OTAN au régime de Mouammar Kadhafi en 2011, en Libye, qui a déstabilisé l’ensemble de la région… Autant de choix (ou parfois de non-choix) politiques qui ont contribué à fragiliser les habitants des zones aujourd’hui en guerre.

UN POGNON DE DINGUE

« Ce discours offre un premier avantage, estime Jean-Hervé Jezequel. Il dépolitise, et donc il déresponsabilise. C’est une manière, pour les dirigeants sahéliens, d’attribuer les causes des violences à des facteurs exogènes. Et il a un deuxième avantage : il attire les bailleurs de fonds ». La lutte contre le réchauffement climatique génère, pour reprendre les termes désormais célèbres de Macron, « un pognon de dingue ». En février 2019, dix-sept pays du Sahel ont adopté un plan d’investissement de 400 milliards de dollars sur la période 2019-2030 – une somme colossale à l’échelle de cette région, qui sera en grande partie abondée par les partenaires internationaux - afin de lutter contre les effets du changement climatique. En janvier dernier, lors du « One Planet Summit », le président français avait annoncé qu’une enveloppe de 14,3 milliards de dollars sur cinq ans (2021-2025) avait été réunie dans le but de financer la « Grande Muraille verte ». Durant la COP 26, le milliardaire états-unien Jeff Bezos a décidé d’y aller de sa généreuse contribution en promettant de donner un milliard de dollars. Quant au projet pharaonique – pour ne pas dire chimérique - défendu par plusieurs chefs d’États africains, qui consisterait à transférer les eaux du bassin du Congo vers le fleuve Oubangui, et jusqu’au Chari, dans le but d’alimenter le lac Tchad, il est estimé à 14 milliards de dollars...

Pour Tor Benjaminsen, ce récit a un autre intérêt : il donne aux dirigeants occidentaux une image « verte ». Benjaminsen fut un des premiers chercheurs de terrain à remettre en cause le lien entre climat et conflits. Il a produit de nombreux articles sur ce thème et fait aujourd’hui figure de référence en la matière. « Au début, se souvient-il, on me qualifiait de “climatosceptique”. Aujourd’hui, beaucoup de chercheurs disent la même chose que moi ». Pour lui, les conflits au Sahel sont liés à des choix politiques et historiques. Il l’a démontré en enquêtant dans le centre du Mali, et notamment dans le delta intérieur du fleuve Niger, où il a documenté le processus qui a abouti à la marginalisation des populations nomades – lesquelles constituent le gros des troupes de la katiba Macina aujourd’hui.

Dans ce processus, le climat n’a joué qu’un rôle secondaire. Certes, deux épisodes de sécheresse au début des années 1970 et au début des années 1980 ont fortement fragilisé les pasteurs : nombre d’entre eux ont été contraints de vendre leur cheptel et de migrer. Mais avant cela, ils avaient déjà vu leur mode de vie s’effondrer. Il y a d’abord eu le choix, durant la colonisation française, puis à l’indépendance, sous le régime socialiste de Modibo Keïta, de privilégier une agriculture extensive : il s’agissait dans un premier temps de fournir du coton à la « Métropole », puis, à partir de 1960, de produire le riz nécessaire pour nourrir les Maliens. Cette politique, concrétisée par la création en 1932 de l’Office du Niger, un large périmètre de culture irriguée, a abouti à l’extension des terres destinées à l’agriculture et, par effet de balancier, à la raréfaction (Benjaminsen parle de « confiscation ») de celles consacrées au pâturage. Elle a également modifié les normes locales formalisées avant la colonisation, notamment en ce qui concerne l’accès aux points d’eau et aux pâturages, et a contribué à chambouler les relations de pouvoir au sein des populations pastorales, renversant les logiques de domination. Pour Florence Brondeau, enseignante-chercheuse à La Sorbonne qui a mené de nombreuses enquêtes sur place, les éleveurs sont « les grands sacrifiés » de l’Office du Niger.

« UNE NOUVELLE RACE DE PRODUCTEURS »

Cette politique a été poursuivie par les successeurs de Modibo Keïta. Ainsi, dans les années 1980 et 1990, la superficie des rizières et de leurs jachères a augmenté de plus de 40 % dans cette zone. Un bien pour un mal : la production de riz a plus que doublé entre le milieu des années 1980 et le début des années 199010, au détriment des aires de pâturage.

Les petits paysans aussi ont souffert des politiques publiques. Très endettés, notamment parce que leurs parcelles étaient trop petites pour subvenir aux besoins de familles grandissantes, ils n’ont jamais pu remplir l’objectif qui leur avait été fixé par le pouvoir : nourrir les citadins et (si possible) les pays de la sous-région. Au tournant des années 2000, priorité a été donnée aux grands projets agro-industriels. « La période charnière, c’est les émeutes de la faim de 2008, estime Florence Brondeau. Les paysans n’arrivaient pas à approvisionner les grandes villes. Le pouvoir a commencé à donner des surfaces immenses à des investisseurs étrangers ». En 2010, 470 000 hectares avaient été alloués à des projets financés par l’étranger (Libye, États-Unis...), dans l’opacité la plus totale, et sans compensations pour les paysans expulsés. L’objectif était de « mettre en place une nouvelle race de producteurs », selon les mots du gouverneur de la région de Ségou. La mode est alors à l’agro-business et aux agro-pôles. En 2011, Florence Brondeau, qui a senti la colère monter, écrit : « Il faut craindre des tensions ».11 Depuis lors, elle n’a jamais pu retourner sur le terrain. Trop risqué.

Les exemples de ce type ne manquent pas. Ainsi dans le Soum, au nord du Burkina, où est née une insurrection djihadiste, Ansarul Islam, en 2016, un projet de développement visant à augmenter la production de riz a provoqué l’installation de paysans venus d’ailleurs au détriment des éleveurs, évincés sans compensations, et la remise en cause des autorités traditionnelles autochtones. « Dans ce contexte de tensions locales, des éleveurs peul se sont rapprochés des groupes jihadistes », indique le rapport d’ICG déjà cité. D’autres facteurs expliquent l’émergence d’Ansarul Islam : l’absence de services publics, l’insécurité, l’injustice… Dans ce contexte, le changement climatique n’occupe qu’une place secondaire, de même que l’agenda religieux.

Dans la région de Tillaberi, au Niger, au cœur de la zone dite « des trois frontières » érigée en priorité par la force Barkhane en raison de l’activisme de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), c’est l’avancée sauvage du front agricole - permise par des politiques publiques favorables aux cultivateurs - bien plus que celle du désert, qui a fragilisé les populations nomades. Poussés vers les zones plus désertiques de l’autre côté de la frontière, au Mali, les éleveurs peul se sont retrouvés en concurrence avec les éleveurs daoussak de cette zone, et à la merci de certains fonctionnaires maliens particulièrement corrompus et des bandes armées qui vivaient du vol de bétail. Pendant des années, l’État nigérien n’a rien fait pour eux, privilégiant sans cesse les populations sédentaires (en 2009, le pastoralisme représentait 1% de ses investissements). Jusqu’au jour où ses dirigeants se sont rendu compte que nombre de ces jeunes éleveurs avaient rejoint les groupes djihadistes, non pas pour des raisons idéologiques ou religieuses, mais pour défendre leur troupeau et leur famille, et aussi, dans certains cas, pour se venger des nombreuses violences subies durant plusieurs décennies. « On les a négligés pendant des années. Maintenant, on le paye au prix fort », admettait récemment un haut responsable

Journaliste.

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